Cet article s’inscrit dans le prolongement de travaux antérieurs (Marques-Pereira et Théret, 2001 et 2004a et b ; Bizberg, 2004a et b) dans lesquels nous avons montré que le Mexique et le Brésil, à l’époque de la substitution des importations, pouvaient être considérés comme deux idéal-types différents, pour ne pas dire opposés, de configurations institutionnelles et d’économies politiques. Dans ces travaux, nous mettions également en évidence que les différences relevées pouvaient expliquer les trajectoires divergentes qu’avaient empruntées les deux pays à partir des années 1980, dans le nouveau contexte international du « Consensus de Washington ». Pour enrichir ces premiers travaux, le présent article se donne trois objectifs. 2 Le premier est d’élargir à l’Argentine le champ d’application de la méthode comparative, «institutionnaliste historique » et « topologique », préalablement utilisée et que l’écart
croissant qui sépare désormais le Brésil du Mexique conforte. En intégrant l’Argentine à notre réflexion, nous visons notamment à tester l’hypothèse d’un impact possible sur la trajectoire de développement des formes précises que prend le fédéralisme dans ces trois pays, via la plus ou moins grande capacité de l’État à mener des politiques pertinentes selon ces diverses formes. 3 Notre deuxième objectif est de corriger certains biais de la manière de comparer précédemment privilégiée et que divers critiques n’ont pas manqué de noter. Dans les travaux précités, l’accent était surtout mis sur le fait que, face à des changements largement exogènes aux contextes nationaux, la résilience des institutions en place était dans les deux pays étudiés localisée pour l’essentiel dans des espaces sociaux différents (l’économique au Brésil et le politique au Mexique). On mettait ainsi l’accent d’une part sur la dépendance au passé des ressources politiques ayant permis dans les années 1970 et 1980 de réagir aux crises, endogènes puis exogènes, des régimes d’import-substitution, d’autre part sur les contraintes de
cohérence institutionnelle orientant les changements de régimes tant politique qu’économique dans les décennies suivantes. Cette manière structurale largement déductive de raisonner et d’interpréter l’histoire avait l’inconvénient de secondariser la part d’innovation propre à l’activité politique orientée vers le futur, c’est-à-dire à l’action collective qui est la source ultime et le moteur essentiel du changement et/ou de la reproduction des institutions. B. Sallum Jr (2004, 103), notamment, nous a à juste titre rappelé que chaque forme d’État « constitue la matérialisation de coalitions socio-politiques distinctes ». Or on doit suspecter que tout changement de régime économique et/ou politique correspond à un changement de coalition (ou bloc hégémonique) au pouvoir, ou au moins à un changement du rapport des forces dans la coalition en place, même si apparemment le changement majeur semble relever essentiellement du régime des idées et d’une conversion des élites en place aux idées nouvelles.
Aussi, convient-il de corriger le biais de la formalisation topologique des configurations
institutionnelles qui laisse croire que les acteurs des changements sont de simples agents supports de structures qui réagissent mécaniquement aux perturbations de leur environnement menaçant leur reproduction. À cette fin nous adoptons dans cet article une forme de narration plus « littéraire » pour examiner dans quelle mesure et comment, dans les trois pays ici considérés, les configurations socio-politico-économiques qui existaient durant la période de la substitution d’importations se sont transformées en de nouvelles configurations cohérentes face à la globalisation et aux processus d’intégration régionale. 4 Ce changement de style d’exposition qui cherche à faire plus de place à l’action collective et aux forces politiques « vivantes » qu’à leurs formes « mortes », cristallisées dans des institutions et des organisations, implique de traduire les concepts abstraits que privilégie l’économie en catégories politiques intermédiaires entre le niveau conceptuel et le sens commun des acteurs. Dans cette perspective, dans la première partie de l’article où nous traitons des coalitions sociopolitiques qui ont conformé les trajectoires économiques des trois pays que nous comparons, nous laissons implicites les notions plus abstraites de blocs hégémoniques et de compromis institutionnalisés. De même, dans la seconde partie où nous déclinons les modalités d’action de ces coalitions et leur impact sur les formes du syndicalisme et les relations industrielles d’abord, sur les institutions monétaires et financières ensuite, nous visons seulement à caractériser la diversité dans les trois pays des configurations du rapport salarial et du régime monétaire, considérés ici essentiellement comme des rapports politiques
entre forces sociales en conflit. Enfin dans la troisième partie où nous examinons les modes d’inscription des coalitions socio-politiques dans la structure de l’État aux niveaux de son rapport à l’économie comme de son organisation propre, nous ne nous référons pas à l’État en tant qu’abstraction réelle, mais plutôt à un ensemble de politiques publiques parties prenantes d’un « État en action » (Jobert et Muller, 1987). 5 Pour ce qui est de notre troisième objectif, à vrai dire le plus important pour nous, il est de revenir sur l’idée fausse à nos yeux d’un modèle économique « latino-américain » unique que beaucoup d’auteurs continuent à faire leur1. Il est vrai que l’Amérique latine, considérée sous l’angle du niveau des inégalités qui y règnent, se distingue en bloc du reste du monde et constitue donc bien un ensemble territorial particulier. Mais sous l’angle institutionnel et de la réorientation dans les 30 ou 40 dernières années de la trajectoire économique de chaque pays de cet ensemble, ce sont les différences qui les séparent qui importent. En effet, dans le mouvement de la mondialisation commerciale et de la globalisation financière, c’est moins à une convergence qu’à une différenciation accentuée des économies latino-américaines qu’on a assisté, au point que le Brésil apparaît désormais comme une puissance autonome, membre du club officiel des quatre ou cinq grands pays dits « émergents », alors que le Mexique s’enfonce dans une dépendance de plus en plus étroite vis-à-vis de l’économie étatsunienne. Quant à l’Argentine, elle n’a guère jamais cessé d’osciller entre grands bonds en avant et
violents retours en arrière, de telle sorte que la volatilité de sa trajectoire passée rend difficile de probabiliser son évolution future. 6 L’Argentine, le Brésil et le Mexique ont connu des modes de constitution de leur État et de leur unité nationale tout à fait spécifiques, lesquels ont manifestement marqué les relations État/économie qui continuent de s’y manifester et qui les inscrivent dans des trajectoires politiques et économiques de long terme différentes. Même si on les envisage dans une perspective historique ne remontant pas plus avant que le XXe siècle, leur comparaison valide l’adage braudélien selon lequel les relations État/économie ou État/capitalisme peuvent être favorables, neutres, ou défavorables au développement (Braudel, 1979). Le Brésil, comparé dans la période de l’ajustement néolibéral à l’Argentine et au Mexique, montre que le retrait de l’État peut être défavorable dans une grande mesure au développement économique. A contrario le Mexique mais surtout l’Argentine, comparés au Brésil et envisagés dans la période précédente marquée au plan économique par une substitution des importations (ISI)
soutenue par une intervention forte de l’État, montre que cette dernière n’est pas ipso facto nécessairement favorable. Tout dépend du contexte sociétal, des formes de l’État, du mode de son articulation à l’économie de marché et des compromis sociaux constitutifs des coalitions sociales au pouvoir, qui conforment concrètement cette articulation. Or tous ces éléments sont différents d’un pays à l’autre. On peut ainsi parler d’une diversité des capitalismes latinoaméricains. 7 Il semble alors que la diversité des capitalismes doive être envisagée selon une hiérarchie de trois niveaux ou échelles géographiques. Une distinction structurelle s’impose d’abord entre capitalisme développé et capitalisme périphérique, ce dernier ayant pour spécificité radicale un niveau faible d’intégration sociale de l’ensemble de la population dans l’économie via un accès généralisé et juridicisé au travail salarié (formel), à la monnaie et à la consommation. L’intégration sociale à la périphérie est restreinte et elle est maintenue en l’état au travers d’un système de protection sociale et de l’emploi qui a pour mission centrale non pas d’éradiquer, mais de réguler la pauvreté afin d’en assurer la reproduction dans le temps conformément aux intérêts de classes dominantes bien assises dans leurs positions privilégiées2. La rémanence sur le long terme de l’espèce périphérique de capitalisme conduit à le considérer comme un modèle cohérent dont la généralité se donne à voir tant dans la faiblesse des monnaies nationales des pays périphériques que dans les degrés très élevés d’inégalités structurelles qui y règnent. L’enfermement de ces pays dans le sous-développement résulte de ces inégalités et de la pauvreté structurelles qui limitent l’extension des rapports capitalistes marchands, et vont de pair avec une faible puissance de l’État et de sa monnaie qui entérine, voire « garantit » ces inégalités. Il faut en effet insister sur le fait que, contrairement à la vision libérale qui veut qu’un État efficient soit un État minimum, la très faible pression fiscale qui distingue structurellement les capitalismes périphériques des capitalismes développés est un indice majeur de leur sous-développement. 8 Cela dit, la périphérie doit elle-même être envisagée dans sa diversité, tout comme cela est fait pour les capitalismes développés. Cette diversité peut être saisie en distinguant deux échelles, celle des grands ensembles régionaux qui partagent des traits géographique, historique et géopolitique communs, celle ensuite de la diversité interne à ces ensembles. Ainsi les capitalismes latino-américains se distinguent en bloc des autres formes de capitalismes périphériques qu’on peut observer notamment en Asie. Les trois pays d’Amérique latine qu’on compare ici ont des degrés d’inégalités relativement proches et parmi les plus élevés du monde (Gasparini & Lustig, 2011)3 et ils partagent une histoire commune qui est celle de leur colonisation depuis la péninsule ibérique (Schrank, 2009 ; Etchemendy, 2009). Pour autant ils ne sauraient être considérés eux-mêmes comme d’un type unique, ce qu’on cherche à montrer à nouveaux frais dans cet article. Pour cela, il ne nous a pas semblé a priori nécessaire de rentrer dans des considérations sur la différenciation de l’ampleur des inégalités sociales dans ces trois pays. Cela ne préjuge pas cependant de l’éventuelle nécessité d’y revenir ultérieurement au cas où on aurait à s’interroger sur une possible bifurcation de l’un d’entre eux vers un type de capitalisme développé. Dans la conclusion, on revient sur cette question de la diversité des capitalismes périphériques et de leur capacité différenciée à émerger à l’occasion comme capitalismes centraux.
Documents joints