L’hétérodoxie en économie, une chance pour la France
24 février 2015 | Par Les invités de Mediapart, 4 mars 2015, James K. Galbraith
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James Galbraith, auteur de La Grande Crise : Comment en Sortir Autrement (Le Seuil 2015), et professeur à l’université du Texas, à Austin (Etats-Unis), livre à Mediapart un plaidoyer pour les économistes hétérodoxes, dont la reconnaissance pourrait placer la France « dans une bien meilleure situation que celle dans laquelle se trouvent de nombreux autres pays ».
Le bouleversant assassinat de l’économiste Bernard Maris a privé la France d’une figure intellectuelle au sommet de ses capacités. Pourtant, cet événement tragique vient rappeler au monde qu’en France, l’économie garde des traditions de pluralité, d’originalité, d’hétérodoxie et un sens du bien commun. En effet, ces traditions sont une des forces de la vie académique française et un des éléments caractéristiques de la voix de la France sur la scène internationale. Aujourd’hui, dans les universités françaises, les économistes hétérodoxes représentent environ 600 personnes, soit un quart des effectifs.
Et pourtant, en France comme dans d’autres pays, la diversité est en péril. Non seulement en économie, mais aussi dans bien d’autres disciplines, les courants majoritaires ont du mal à cohabiter avec leurs minorités critiques. Le clash des paradigmes est teinté d’un instinct de répression. Plus prosaïquement, la simple compétition pour les postes vient aggraver les choses : leur nombre étant limité, c’est nécessairement un jeu à somme nulle, tout poste gagné par les partisans et étudiants d’une faction se trouve perdu par l’autre.
En économie, le courant dominant a établi à son avantage une hiérarchie rigide de revues scientifiques, qu’il classe lui-même. Les articles hétérodoxes sont exclus des revues considérées comme étant « au top », et l’envers de la médaille est tout aussi vrai : les revues considérées comme hétérodoxes – keynésiennes, marxistes, évolutionnistes, écologistes, féministes ou « critiques » – sont au mieux mal classées voire exclues des classements. Par la suite, ces classements bidons sont tenus pour l’unique critère d’évaluation du mérite académique. Pour être publié et promu, il faut se conformer au modèle, ou tout du moins donner une apparence de conformisme. Ce faisant, l’intégrité qui pourtant devrait être au fondement de la vie intellectuelle se retrouve sacrifiée. Or, précisément, les hétérodoxes s’y refusent.
Ces questions ne sont pas un simple jeu ou une guéguerre de positions, elles ont des conséquences sur le monde réel. Les économistes sont influents. Leurs idées ont tendance à transcender leur profession. En effet, Keynes écrivait : « À vrai dire le monde est presque exclusivement mené par elles ». Pendant la période qui a précédé la grande crise financière, la théorie dominante (le mainstream) s’accrochait à des théories qui affirmaient qu’un tel désastre était impossible. Depuis, ils soutiennent que rien de tout ce qui est arrivé n’était prévisible. Pourtant, des voix issues de nombreuses traditions hétérodoxes s’étaient élevées pour prédire à juste titre et en détail comment de telles catastrophes surviennent. Par la suite, l’orthodoxie n’a eu que peu à offrir en termes de solutions à apporter et de réformes à mener, alors que l’hétérodoxie est animée par ce genre de débats.
Et pourtant ! Le monde économique académique dans la majorité des universités en France, tout comme aux États-Unis et ailleurs, a été complètement hermétique à ce besoin manifeste de diversité, d’ouverture et de restructuration, autrement dit de glasnost et de perestroika. En six ans de crise, où que l’on cherche, aucun poste de Professeur dans un département d’économie orthodoxe n’a été attribué à une figure hétérodoxe. Au lieu de cela, l’hétérodoxie se heurte à un cercle fermé « d’insiders », dont les antécédents sont catastrophiques, et qui continuent à s’ériger comme les seuls autorisés à parler au monde en tant qu’économistes.
C’est pour toutes ces raisons que les économistes hétérodoxes ont, en France, demandé la création d’une nouvelle section au sein du Conseil National des Universités qui leur soit propre, et qui puisse disposer de ses propres modes de qualification des candidats aux postes de maîtres de conférences et de professeurs d’université. Les hétérodoxes de France souhaitent être autonomes dans l’attribution du mérite et la gestion des carrières – autrement dit, ils souhaitent avoir leur destinée entre leurs mains. Si leur proposition était acceptée, la France pourrait se trouver dans une bien meilleure situation que celle dans laquelle se trouvent de nombreux autres pays, comme les États-Unis où l’hétérodoxie ne se retrouve plus que dans quelques écoles de politique publique ou dans les premiers cycles universitaires. En effet, une telle réforme permettrait à l’hétérodoxie française d’approfondir encore son potentiel et d’atteindre de nouveaux sommets d’excellence.
La réaction des économistes du courant dominant – parmi lesquels, apparemment, Philippe Aghion (Harvard) et Jean Tirole (École d’Économie de Toulouse) – a consisté à s’opposer à cette proposition par une intervention directe auprès des plus hautes sphères de l’État. Selon ce qui nous a été rapporté, leur argument consiste à estimer que les 600 économistes hétérodoxes de France se situent, en termes de mérite académique, dans les profondeurs du classement de la profession. Parmi ces 600 économistes, aucun-e n’est de valeur.
Cette réaction, pour insultante et désobligeante qu’elle soit, est très révélatrice. N’importe quel-le statistitien-ne vous le dira, le mérite académique (quelle que soit la façon dont il est mesuré) se distribue selon une courbe en cloche : certains seront sur la partie haute, d’autres sur la partie basse mais seuls quelques cas exceptionnels se trouveront à l’une et l’autre des deux extrémités. Il se peut, ou pas, que la moyenne pour les hétérodoxes ne soit pas la même que celle pour les orthodoxes. Mais dans tous les cas, les points seront dispersés autour de la moyenne, quel que soit le type d’économiste concerné.
Il est de ce fait impossible d’imaginer que les 600 économistes hétérodoxes de France soient tous pires que leurs 1 800 collègues du courant dominant. Et quel que soit l’écart entre les valeurs moyennes – si tant est que cet écart existe, ce qui reste à prouver – il y a sans aucun doute un nombre considérable d’économistes hétérodoxes de premier plan dont les qualités (si on les mesure de manière honnête) dépassent celles des chercheurs plus modestes du courant dominant.
Les professeurs qui défendent l’argument de la qualité insuffisante des travaux de recherche des économistes hétérodoxes démontrent par là-même leur incompétence sur une question essentielle pour tout économiste, c’est-à-dire la compréhension des principes élémentaires des probabilités et des statistiques. Ce qui nous amène à la question suivante : si les membres les plus éminents du mainstream – selon leurs propres systèmes de classement – sont capables de se livrer à des arguments aussi faibles et même, disons le mot, incompétents, comment peuvent-ils revendiquer une quelconque supériorité intellectuelle sur la totalité de la tradition hétérodoxe française ?
De toute évidence cela n’est pas possible. De toute évidence, l’hétérodoxie française a le droit de s’évaluer elle-même, et d’être libérée du joug d’une majorité qui lui est hostile.
James Galbraith
Texte traduit par Gilles Raveaud, maître de conférences à l’université Paris 8 Saint-Denis, et Bruno Tinel, maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne