La neutralité de l’Inde face à l’invasion russe en Ukraine pose des questions sur la solidarité internationale

The Conversation, 20 juin 2022, Catherine Viens

L’Inde s’est abstenue de voter lors de plusieurs résolutions de l’ONU visant à condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Cette position que le gouvernement indien qualifie de « neutre » est révélatrice des dynamiques géopolitiques dans le monde et nous en apprend sur le rôle des pays émergents sur la scène internationale, ainsi que sur les répercussions du conflit dans le Sud Global.

Candidate au doctorat en science politique, spécialiste de l’Inde, de la politique de l’environnement et en études critiques du développement, mes recherches m’amènent à constamment me questionner sur la solidarité internationale et transnationale, essentielle avec les crises actuelles et futures.

La position de l’Inde face à l’invasion russe en Ukraine

Le discours de l’Inde face à l’Ukraine est principalement axé sur le droit international. Le gouvernement indien défend l’importance de la souveraineté et du respect de l’intégrité territoriale des États pour assurer la préservation de l’ordre mondial. Il a demandé la cessation immédiate des violences et des hostilités, sans toutefois mentionner explicitement la responsabilité de Moscou.

Le pays a tout de même apporté du support humanitaire à l’Ukraine. À deux reprises, l’Inde a assuré la livraison de médicaments, de matériel médical et de secours.
Puis, à la mi-avril, le gouvernement a annoncé pouvoir « nourrir le monde » en comblant le manque d’exportation de blé grandement affecté par le conflit. À eux seuls, l’Ukraine et la Russie exportent plus du quart du blé mondial. L’Inde est quant à elle la deuxième plus grande productrice de blé.
Le gouvernement indien a toutefois fait volte-face le 16 mai en interdisant les exportations de cette denrée, sauf autorisation spéciale. Il soutient qu’il se doit d’assurer sa production nationale, sa propre sécurité alimentaire et celle de ses pays voisins vulnérables. Les vagues de chaleur qui secouent le pays risquent effectivement d’affecter grandement les récoltes.

Les raisons géopolitiques derrière un tel positionnement

En plus de la position historique « non-alignée » de l’Inde face aux affaires internationales, plusieurs autres motivations géopolitiques expliquent son positionnement face au conflit en Ukraine.

1) Au niveau sécuritaire, l’Inde dépend grandement de la Russie pour son équipement militaire et de défense. Bien qu’elle ait diversifié ses achats et ses partenariats en matière de coopération de défense, en signant notamment des contrats avec Israël, la France et les États-Unis, sa part d’équipement de défense acheté à la Russie se tient toujours tout près de 50 % pour la période 2017-2021.

Les relations tendues avec la Chine expliquent aussi la réticence de l’Inde à se positionner fermement contre les actions de la Russie. L’Inde et la Chine ont des relations conflictuelles depuis plusieurs décennies et ont même connu des tensions militaires en 2020. Un rapprochement trop rapide de l’Inde avec les États-Unis, notamment par une condamnation assumée des actions de la Russie, poserait le risque que la Chine décide plutôt de renforcer ses liens avec la Russie et le Pakistan, encerclant l’Inde.

2) L’Inde entretient des relations historiques avec la Russie. Depuis 1955, cette dernière a utilisé son véto six fois au Conseil de sécurité pour la protéger de décisions concernant ses actions, notamment en lien avec la question de l’indépendance du Cachemire. Pour l’Inde, elle est donc un partenaire « fiable ».

3) Cela fait plusieurs années déjà que l’Inde tente de se tailler une place sur la scène internationale. Sa position peut même être qualifiée de multi-alignée : elle crée des partenariats et maintient des relations avec plusieurs pays, participe de plus en plus au sein d’organisations internationales et utilise ces canaux pour promouvoir ses intérêts. Cette stratégie ne fait que se refléter dans ses actions face au conflit ukrainien : elle préfère ne pas se prononcer pour s’assurer de conserver ses liens tant avec l’est que l’ouest.

4) L’Inde semble plutôt tirer profit de cette position dans le conflit. D’abord, depuis le début des hostilités, elle a par exemple réussi à importer du pétrole, de l’huile de cuisson et de tournesol à faible coût en provenance de la Russie.

Ensuite, son interdiction posée sur les exportations de blé semble plutôt renforcer sa « diplomatie alimentaire ». Le gouvernement indien a fait preuve d’impulsivité en déclarant en avril vouloir nourrir la planète. Il était déjà grandement prévisible que les récoltes allaient être affectées par une vague de chaleur sans précédent, depuis mars, causée par le changement climatique. La seule manière d’assurer une augmentation massive des exportations était d’offrir du financement et des bonus afin d’aider la production. Or, le gouvernement de Narendra Modi a préféré se retirer et ouvrir la porte aux négociations bilatérales.

Ne pas sous-estimer le rôle des pays émergents

Le professeur à l’École d’études internationales de l’université Jawaharlal Nehru de Delhi, Swaran Singh, qualifie la position de l’Inde de « neutralité proactive ». Même si elle ne se positionne pas clairement face au conflit, elle agit quand même sur plusieurs fronts pour défendre ses propres intérêts. Le Brésil et l’Afrique du Sud aussi ont opté pour une telle position.

Le président brésilien Jair Bolsonaro n’a pas non plus dénoncé les actions de la Russie, réitérant son partenariat avec le pays. La Russie fournit 23 % du 40 millions de tonnes d’engrais que le Brésil importe pour supporter sa production de soja, dont il est le principal exportateur mondial. Tout comme l’Inde, le Brésil a une tradition diplomatique de ne pas se positionner dans les affaires internationales.

De même, l’Afrique du Sud a aussi évité de condamner la Russie. Le président Cyril Ramaphosa a mentionné que les voies de la négociation et du dialogue sont à privilégier au-delà des sanctions économiques et des condamnations dans les arènes internationales. Cela dit, l’Afrique du Sud se démarque tout de même de l’Inde et du Brésil en ce qu’elle dénonce surtout la manière dont l’Occident traite certains des défis internationaux.

Cette position commune invite à ne pas sous-estimer le rôle des pays dits émergents sur la scène internationale. Ils représentent plus de 40 % de la population mondiale, sont extrêmement riches en ressources naturelles et sont activement engagés dans le développement de la coopération Sud-Sud.

Le Sud Global et les limites de la « neutralité »

Les impacts dans le Sud Global de l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont importants, notamment dans l’approvisionnement alimentaire. Les prix des engrais, des denrées de base comme le blé et de l’essence augmentent dramatiquement dans les pays du Sud Global. À l’instar de l’Inde, plusieurs sont dans l’obligation de limiter leur exportation de denrées alimentaires, de sorte que des pénuries alimentaires mondiales sont à prévoir pour les populations les plus vulnérables.

Par exemple, la corne de l’Afrique connaît sa pire sécheresse depuis 40 ans et environ 20 millions de personnes sont menacées de famine. La guerre en Europe affecte directement la capacité de ces pays à obtenir des aliments de base et de l’engrais qui proviennent essentiellement de l’Ukraine et de la Russie.

La position de l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud se justifie par des raisons géopolitiques, les liens qu’ils entretiennent avec la Russie, leur tradition de non-alignement ou par la volonté de dénoncer également les actes de l’Occident. Il est toutefois inquiétant de constater qu’ils ne dénoncent pas plus fermement les actes de violence de la Russie.

En se positionnant comme « neutre », ces États éclipsent la partie la plus importante : la nécessité de dénoncer les guerres, les violences et les actions impérialistes. Les intérêts nationaux occupent ainsi davantage les discussions que les vies humaines qui sont violentées et enlevées par l’armée russe et par l’insécurité alimentaire.

Avec des gouvernements nationalistes de droite au Brésil et en Inde, leur réticence à dénoncer les actes de la Russie est inquiétante pour la reconfiguration géopolitique mondiale, et l’état des droits humains dans le monde.

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Par :

Catherine Viens, étudiante au doctorat en science politique à l’UQAM et responsable aux projets spéciaux à l’IEIM

L’article a été publié dans The Conversation le 20 juin 2022

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